Interview JETAA : Jean-Christophe HELARY (CIR du Département de Kagawa 1997-2000)

Jean-Christophe HELARY
(CIR du Département de Kagawa 1997-2000) 

Quelle est ton occupation actuelle?

Je suis traducteur et tout petit entrepreneur. Ma femme et moi avons créé une agence de traduction en 2006[1], dont l’activité est essentiellement de couvrir notre travail en tant que traducteurs individuels. C’est-à-dire que même si nous gérons des projets multilingues ou des projets dans des paires de langues que nous ne traitons pas directement (par exemple du français vers l’anglais, ou du japonais vers le chinois), l’essentiel de notre activité, jusqu’à la pandémie, a été la traduction de documents vers le français, pour moi, et vers le japonais, pour elle. Nous sommes également interprètes, plutôt pour des clients institutionnels (et pas toujours rigolos : police, tribunal, avocats, et parfois entreprises locales).

J’ai également beaucoup d’activités associatives et bénévoles. Je suis membre de l’association des petits et moyens entrepreneurs de Kagawa[2] (c’est une association qui a des groupes dans chaque département du Japon), je suis membre du conseil d’administration d’une association d’aide à la coordination des rencontres entre enfants et parents qui n’ont pas le droit de garde[3]. Cette association est une des rares au Japon à avoir été agréée par le ministère des Affaires étrangères pour coordonner les cas impliquant des personnes vivant à l’étranger et ne parlant pas japonais. L’activité s’inscrit dans le cadre de la convention de la Hague de 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale. Nous sommes justement en train de traiter le tout premier cas au Japon de rencontre en ligne entre un parent vivant à l’étranger et un enfant vivant au Japon. Et je suis coordinateur du projet de développement de l’outil d’aide à la traduction OmegaT[4].

En plus d’être parent de trois enfants (et grand-père depuis juin dernier), d’avoir participé à l’association des parents d’élèves (ici PTA, comme en anglais) de leurs écoles respectives pendant plus de 15 ans et d’avoir été bénévole puis membre du conseil d’administration de la première ONG d’aide humanitaire[5] du département entre 1998 et 2016, je tente aussi de continuer une pratique du kendo qui n’a jamais eu d’autre forme que des dents de scie bien mal aiguisées : après 35 ans de pratique j’en suis toujours à préparer mon 5e dan pour l’examen de février prochain...

Pour quel type d’organisme as-tu travaillé en tant que JET et en quoi consistaient tes missions?

J’ai travaillé à l’association internationale du Département de Kagawa[6] de 1997 à 2000, juste après Sophie LE BERRE, et avant Caroline KLEE. Julia INISAN est arrivée de longues années après, mais travaillait à la municipalité de Takamatsu. J’étais coordinateur des relations internationales (CIR). À l’époque, le Département de Kagawa n’avait pas beaucoup d’activités à proposer aux CIR non anglophones. Les trois CIR anglophones étaient affectés au département des affaires internationales du Département et avaient en grande partie pour tâche d’effectuer les traductions officielles. C’était avant la vague massive d’activités « inbound » et à l'époque parler du pèlerinage des 88 temples de Shikoku[7] était encore tabou dans les bureaux puisqu'il s'agissait d'un pèlerinage religieux. Les trois autres CIR, moi et mes collègues chinois et coréen, étaient affectés à l'association internationale et ont petit à petit été associés à un programme de visite d'écoles primaires et de centres communautaires. J'ai été responsable de la coordination du bulletin anglais de l'association et j’ai effectué beaucoup de missions en tant qu’assistant lors des conférences régionales ou nationales du Programme JET. N’oublions pas que c’était encore l'époque où Internet commençait tout juste à être utilisé par le grand public (le premier navigateur, Netscape, avait été publié en 1995), les questions d’informatique, en particulier les questions d’encodage, pour éviter le mojibake étaient encore d'actualité puisque le standard Unicode était loin d'être utilisé par défaut dans les ordinateurs. Comme j’avais des connaissances pratiques dans ce domaine (j’avais créé le 2e site Internet de librairie en France avant de partir pour le Japon), j’animais beaucoup d’ateliers informatiques.

Quels sont les plus grands atouts de la région dans laquelle tu étais affecté?

Pour moi, les atouts principaux étaient que j’y avais déjà des amis. J’avais effectué trois séjours personnels à Takamatsu avant le JET, pendant les étés 92, 93 et 95. J’avais commencé des études de japonais à Jussieu (alors Paris 7, puis Denis Diderot, maintenant Paris Cité et déplacée aux Grands Moulins) après avoir commencé la pratique du kendo dans le cadre de l’association sportive de l’université en plein DEUG de mathématiques (les deux premières années de ce que l’on appelle licence maintenant) et la découverte de la pratique, mais également celle du département d’études asiatiques m’avait convaincu de changer de cursus. Mon premier séjour à Takamatsu était donc un séjour « sportif » puisque j'y ai passé deux mois dans le club de kendo de l'université de Kagawa dans le cadre du bukatsu de kendo.

J’étais donc en terrain connu quand je suis arrivé en juillet 1997. Au-delà de ça, le département de Kagawa, que je ne saurais comparer à d’autres départements puisque je suis finalement resté très sédentaire, est intéressant par sa taille puisque c’est le plus petit département du Japon (le département d’Osaka l’a dépassé en surface après la construction de l’ile artificielle sur laquelle repose actuellement l’aéroport international de Kansai) et qu’il est donc facile à visiter et à bien connaitre. Il est coincé entre la chaine de Shikoku au sud et la mer intérieure de Seto au nord et même avec une population d’un peu moins d’un million de personnes reste relativement dense, comparé aux départements bien plus grands qui l’entourent : Kochi, Ehime, Tokushima, et même les départements de l'autre côté de la mer de Seto : Okayama ou Hiroshima.

C’est aussi un des rares départements au Japon où l’on ressent vraiment le fait de vivre dans un archipel. Une dizaine d’iles sont à portée de ferry et permettent quand on y séjourne un moment de se sentir ilien, quand le dernier bateau est parti et qu’il n’y a plus de contacts avec le « continent » avant le lendemain matin.

En termes linguistiques, le dialecte de Kagawa, qu’on appelle Sanuki-ben de l’ancien nom de la région, ressemble au Kansai-ben de la région d’Osaka-Kyoto, et a quelques ressemblances avec l’ancien japonais de la période impériale, ce qui devrait faire la fierté des habitants, mais comme partout ailleurs, le hōgen est relégué à une langue de communication locale ressentie comme inférieure au parlé supposé « standard » de la capitale. C'est d'ailleurs ce hōgen que j'ai appris à maitriser à l'association, car après les salutations polies en hyōjungo quand un okyakusan arrivait, tout le monde passait très vite au dialecte.

Ce dialecte, je l’aime bien. C’est lui qui fait que je me sens chez moi ici. Quand je prends un taxi à Osaka et que le conducteur me demande de quelle campagne je viens, en reconnaissant bien que j’ai le parlé de l’ouest, mais pas vraiment de chez lui, ou quand une vendeuse à Tokyo me demande avec le sourire si je viens du Kansai, car elle vient d’Hiroshima et elle a bien reconnu que tous les deux nous ne sommes pas d’ici.

Et puis c’est peut-être un des seuls départements au Japon où l’on peut manger à midi pour pas très cher. Un bol d’udon ici coute autour de 300 yens dans ses arrangements les plus simples. Avec mon bureau dans le centre-ville et des rythmes alimentaires finalement assez peu orthodoxes, j’ai pris l’habitude d’aller un peu plus bas dans l’arcade couverte de Tamatchi où un resto local sert une boule de nouilles avec des wakamés pour 390 yens.

Kagawa semble aussi avoir une tradition de cafés, et surtout de cafés qui font eux-mêmes leur torréfaction. J’en fréquente un à trois pas du bureau, quand je m’ennuie tout seul devant ma traduction et que je préfère me poser à une table avec un café viennois précédé d’un « Comme d'habitude M. Helary ? ». La sédentarité, ça a du bon.

Y a-t-il des expériences tirées du Programme JET qui t’ont été utiles au cours de ta carrière?

Le Département de Kagawa avait lancé un programme de visites du département à destination des ambassadeurs en poste à Tokyo. Pendant trois ans, j’ai donc eu la chance d’être interprète pour des VIP de manière assez régulière. Je me souviens de l’ambassadeur du Sénégal qui avait été comme moi résident à la résidence universitaire d’Antony, mais à une époque différente, de l’ambassadeur de Chine, etc. C’était intéressant de pouvoir faire la différence entre la partie officielle où il fallait parler dans un japonais protocolaire (tant bien que mal) et les moments plus relâchés où l’on pouvait avoir des échanges plus personnels.

Trois ans passés à travailler dans l’administration japonaise m’ont permis également de vivre un Japon auquel peu d’étrangers ont accès. J’ai pu y voir et faire l’expérience du rapport entre l’individu et l’institution à laquelle il est attaché, les questions de loyauté, et d’aveuglement aussi. C’était également ma première expérience de travail salarié à plein temps. C’est seulement quelques années plus tard, dans le cadre de contrats avec le JETRO local, que j’ai compris pourquoi les cartes de visite étaient utilisées de manières si différentes au Japon et en France.

Plutôt que ma carrière, cette expérience (et les plus de vingt ans qui ont suivi) m’a été particulièrement utile pour ma reprise d’études. La maitrise que j’avais commencée en 1994 à Paris a enfin vu son accomplissement sous la forme d’un M2 de recherche à Paris Cité dont j’ai soutenu le mémoire[8] en septembre 2023, et je prépare une inscription en thèse pour la rentrée 2024 en sociologie du sport dans un laboratoire de recherche français à Toulouse spécialisé sur le domaine. Avant mon départ, en 1995, je découvrais Pierre Bourdieu et la sociologie lors du mouvement contre la réforme des retraites. 25 ans plus tard, je me plongeais dans ses textes et ceux de beaucoup d’autres (Raewyn Connell en particulier) pour élucider les mystères des relations de genre dans le cadre du kendo. La boucle aimerait se boucler, mais il me faudra au moins quatre ans pour arriver à conclure cet autre « tour du Japon » que j'entreprends maintenant.

Quelles ont été tes démarches pour continuer à travailler au Japon après la fin de ton contrat JET?

Je n’ai effectué aucune démarche. Juste après le JET, je me suis inscrit à l’université de Kagawa, en droit, et j’y ai été kenkyūsei pendant trois semestres. J'ai rencontré ma femme à cette période, on s'est mariés. Elle était traductrice en interne dans une entreprise locale, mais sa situation professionnelle ne la satisfaisait pas. Elle a arrêté et on a commencé à travailler en tant qu'indépendants, ce que nous sommes toujours un peu aujourd'hui.

Quels seraient tes conseils pour les futurs candidats au Programme JET?

Préparer la suite du JET dès le départ de Paris. C’est-à-dire avoir une idée, un point de chute. Garder des contacts actifs avec ce monde, que ce soit les ami·es, la famille, l’équipe enseignante, les entreprises où l’on a pu faire des stages. Tout ça permet de construire la suite avec les nouvelles informations qui arriveront petit à petit au fur et à mesure du JET. Le JET c’est un moment. Ça peut se passer bien, ça peut se passer mal. Il faut être très vigilant quand ça commence à se passer mal, parce qu’on est loin de tout, même encadrés, et même avec les nouvelles technologies qui permettent de moins souffrir de la séparation, mais qui ne raccourcissent jamais la distance.

Ton souvenir le plus mémorable du Programme?

Octobre 1997. Une réception pour je ne sais plus quelle occasion. Dans un coin, sur une scène, un vieux monsieur joue des morceaux de shakuhachi. Je l’aborde à la fin de sa représentation. Je lui dis que j’ai beaucoup aimé. Il me demande si je veux apprendre. Je lui réponds que j’aimerais bien. La soirée s’achève. Tout le monde rentre chez soi. Le samedi suivant arrive. Je suis au bureau. Je vois le monsieur rentrer et saluer mes supérieurs. Ils se connaissent. Il arrive vers moi. « J'ai apporté un shakuhachi. On peut commencer aujourd’hui.»

M. Anabuki m’a fait découvrir la musique. Il est décédé pendant la pandémie. J’ai toujours son shakuhachi, et des partitions punaisées sur les murs de mon bureau. Je joue parfois des morceaux, un peu pour lui, un peu pour moi.

M. ANABUKI, à ma droite
© Jean-Christophe HELARY


Quelques réalisations récentes:

-          Une collaboration à Écrire à Tokyo – Japon : d’autres récits

-          Moins, la décroissance est une philosophie, traduction de 人新世の「資本論」 de Saito Kohei qui s’est vendu à plus de 500000 exemplaires au Japon, paru au Seuil le 20 septembre:

https://www.seuil.com/ouvrage/moins-kohei-saito/9782021544862

-          La coordination de la traduction japonaise de L’Avenir en Commun, paru en juillet dernier aux presses de l’université Hosei Daigaku:

 https://www.h-up.com/books/isbn978-4-588-60375-4.html

-          Et en tant qu’entreprise, la création de la version anglaise du site de la bijouterie Arthus Bertrand, et également d’autres entreprises du même groupe:

https://en.arthusbertrand.com

-          Le grand atlas homosapiens paru à l’origine chez Glénat, traduit en japonais principalement par ma femme, Noriko:

 https://natgeo.nikkeibp.co.jp/atcl/product/21/121000001/

-          La boite noire, de ITO Shiori, une cotraduction avec une amie de Kyoto, à l’époque où #metoo n’était pas en vogue au Japon:

https://www.editions-picquier.com/produit/la-boite-noire/

-          Les deux stages de kendo féminin organisés en 2018 et 2019 en collaboration avec le club de Lannion et avec des amies enseignantes à Kagawa:

https://kendo-feminin-lannion.fr

-          Au sujet des îles de Kagawa, j’ai travaillé avec Claire Laborey, réalisatrice, sur son merveilleux documentaire onirique sur Naoshima NAOSHIMA (dream of the tongue). Pendant un mois, j’ai pris le ferry à la première heure le matin, et je rentrais souvent par Uno le soir pour boucler les entretiens de la journée et l’organisation du lendemain. Au total, une centaine d’heures d’échanges, merveilleusement posés sur une heure de pellicule :

https://www.films-de-force-majeure.com/project/naoshima-dream-on-the-tongue/

 

Petit glossaire, et quelques références bibliographiques :

-          Bukatsu, abréviation de bukatsudō (部活・部活動) : activités extracurriculaires en club.

-          Hōgen (方言) : patois locaux bien plus marqués qu’en France car les politiques d’unification linguistique au Japon n’ont vraiment commencé qu’à la fin du 19e siècle.

-          Hyōjungo (標準語) : ce japonais standardisé à l’ère Meiji qui se base sur la langue d’usage d’une élite masculine tokyoïte et que personne ne parle vraiment, mais qui laisse un réel avantage linguistique à une partie de la population de la capitale.

-          JETRO (日本貿易振興機構Nihon Bōeki Shinkōkikō), Japan External Trade Organization : organisme para-gouvernemental pour la promotion des échanges et des investissements.

-          Kendō (剣道) : une des escrimes japonaises. Lisez mon mémoire pour en savoir plus.

-          Kenkyūsei (研究生) : étudiant-chercheur. C’est un statut qui permet de suivre des cours et des séminaires sans avoir à passer d’examens, ni pour entrer dans le cursus, ni pour en sortir. Bref, ça permet(ait) d’avoir un visa d’étudiant sans trop de difficultés.

-          Mojibake (文字化け) : problème d’affichage des caractères dû à la manière dont les textes sont interprétés par l’ordinateur.

-          Okyakusan (お客さん) : client ou invité. On lui sert le thé quand il arrive, et jusqu’à encore récemment, cette tâche était réservée aux employées  (le chaban, ou “corvée du thé” 茶番), maintenant c’est toujours surtout les femmes qui s’en chargent.

 

Bourdieu Pierre, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.

Connell Raewyn, Masculinités : enjeux sociaux de l’hégémonie, Hagège Meoïn et Vuattoux Arthur (trad.), Paris, Éditions Amsterdam, 2014.

Wang Zi, The Discursive Construction of Hierarchy in Japanese Society: An Ethnographic Study of Secondary School Clubs, De Gruyter, 2020.

中村桃子, 女ことばと日本語, 東京, 岩波書店, coll. « 岩波新書 », n˚1382, 2012.



[1] K.K. DOUBLET https://doublet.jp/

[2] 中小企業家同友会 https://www.kagawa-doyukai.com/

[3] NPO法人面会交流支援センター香川 https://menkai-kagawa.com/

[5] 公益社団法人セカンドハンド http://2nd-hand.main.jp/sh/

[8] Le rôle des femmes dans le kendō contemporain : entre exclusion partielle et injonction à produire la génération suivante : les contradictions qui entourent la pratique féminine du kendō au Japon https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-04391072

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